Chronique Basse seule
De Joël Pagier pour Revue & Corrigée.
« Lorsqu’en 2014, l’ONCEIM enregistra « Morph », de Bertrand Denzler, le violoncelle de Félicie Bazelaire se distinguait déjà au creux des lignes étirées par le grand orchestre. Il s’agissait alors de garantir la viabilité de sons tenus dont la dangereuse proximité pouvait engendrer des frottements non désirés et des choix limités par l’exigüité même des espaces adoptés.
Depuis, le violoncelle est devenu contrebasse et Félicie a multiplié les expériences, tant au niveau musical, entre interprétation contemporaine, improvisation non-idiomatique et composition expérimentale, que dans l’expression plus radicale encore de performances instrumentales, corporelles et textuelles empruntant également au théâtre d’objets.
Pourtant, quelles que soient les personnalités croisées en chemin, de Pierre-Antoine Badaroux et Sébastien Beliah, dans l’Ensemble Hodos, au notamment harmoniciste Laurent Pascal, d’Élisabeth Coudoux, Ricardo Jacinto et Pascal Niggenkemper, dans le quartet Beat the Odds, à Benjamin Dousteyssier, saxophoniste figurant avec Laurent Pascal les deux autres angles du trio Doubap, sans oublier d’incise ou Patricia Bosshard qui lui ont chacun dédié une pièce, la contrebassiste n’a jamais perdu l’adresse de Bertrand Denzler avec lequel elle partage d’ailleurs un autre trio complété par Léo Dupleix au laptop.
Il y a donc une certaine logique dans le fait que le saxophoniste ait pensé à elle lorsqu’il a souhaité composer pour cet imposant instrument. De fait, Bertrand se demandait bien ce qu’il pourrait tirer d’un tel objet s’il en avait la maîtrise… C’est ainsi que l’idée lui vint, connaissant Félicie, de transcrire sur le papier les sourdes vibrations qu’il sentait résonner au fond de lui-même. Rien d’étonnant non plus à ce que les graves écrasées par l’archet sur les cordes évoquent ces traits inscrits dans l’atmosphère par le saxophoniste au sein, notamment, de Zoor, ou dans « Ténor », son propre album solo !
Parler d’écrasement à propos de musique est sans doute malvenu d’un point de vue poétique, mais correspond trop à la situation pour qu’on veuille s’en priver. Ainsi Félicie Bazelaire presse les cordes sous l’archet comme si elle voulait en exprimer la raison même de leur résonnance ! Et les courtes variations tranchant parfois le fil de ses incantations, qu’elles se fondent sur une altération chromatique ou l’accroche physique du crin sur l’acier, ne parviennent jamais à interrompre la récurrence de ce flux dont les éternelles déclinaisons roulent toujours le même mantra. Les cinq premières plages, du moins, semblent obéir au principe minimaliste du bourdon fouillant indéfiniment, entre ses diverses strates, un terrain semblable. Un bref passage en pizzicato insiste alors sur la notion de temps, pesant sur chaque seconde pour mieux nous en laisser goûter la fugacité.
Puis, de nouveau, l’archet s’éprend des cordes, mais libéré cette fois de son obstination à étirer le souffle jusqu’à l’asphyxie. L’idée d’ostinato demeure cependant, traitée en l’occurrence par la réitération de figures similaires et définies, tel un carré, par quatre segments égaux tracés néanmoins à des hauteurs variées. Et l’étude continue des infinis possibles de cette pièce de lutherie dont la gravité nous effraie comme nous émeuvent l’organicité de ses cris et la douleur de ses gémissements.
Car, au-delà des exercices et autres prétextes soumis par un compositeur curieux à son interprète, ce qui résonne ici dans l’obscurité de la découverte touche bel et bien à la solitude de l’instrumentiste confronté à la démesure de son instrument comme de l’espace qui l’entoure. Dès lors, quelle que soit la liberté laissée à l’exécutant, le domaine dans lequel il s’exprimera ne pourra s’inscrire que dans la mémoire d’un temps passé à sonder toujours les mêmes abysses pour assouvir enfin son désir d’éternité. »